About a Worker : l’ouvrier au centre de la création de mode

Nous avons rencontré Paul Boulenger et Kim Hou, fondateurs de la marque About a Worker. About a Worker est une marque dont les collections sont des déclinaisons créatives d’uniformes de travail entièrement dessinées par des ouvriers. Un concept inédit, à l’image des événements que la marque organise : lors de la dernière Fashion Week parisienne, About a Worker a ouvert un pop-up store accueillant de nombreux débats ponctués par une performance artistique sous forme de manifestation. Ce dimanche, la marque a participé à un événement dédié à la mode durable organisé par Shaway Yeh, directrice de la rédaction de Modern Weekly, pour la Fashion Week de Shanghai.

Kim :

« Shaway Yeh essaie d’instaurer de nouvelles façons de penser en Chine, c’est pourquoi elle crée cet évènement qui est tourné vers les nouveaux créateurs et tout ce qui a un rapport avec l’éthique et l’environnement. C’est intéressant, surtout dans le contexte de la Chine, parce qu’ils sont clairement concernés par ces problèmes. A cette occasion, nous allons faire une performance et débattre avec deux autres créateurs qui ont des projets très artistiques et très différents de nous. »

« Nous utilisons les codes de la mode pour attirer le public. »

About a Worker est une marque engagée dont les collections jouent le rôle fondamental de medium auprès du public. Cette vision se retrouve dans la dimension interactive des défilés organisés par la marque, avec des mannequins reprenant des discours ouvriers ou imitant des machines.

Kim :

« Avec About a Worker, nous utilisons les codes de la mode pour attirer le public. C’est notre parti pris. Avec la collection Saint-Denis, nous avions fait des défilés où les mannequins devenaient des messagers des ouvriers, ils apprenaient certaines de leurs phrases et les répétaient devant le public. Cela devenait un défilé presque interactif et là nous essayons d’instaurer cette idée en Chine : les performeurs devront agir un peu comme des machines puis se transformer en mode créatif. »

« La création est une manière pour l’ouvrier de s’exprimer et de faire partie du débat. »

Au cœur du message d’About a Worker se trouve la valorisation de la place de l’ouvrier dans la mode. La marque est née d’un projet longuement mûri pendant les études de Kim.

Kim :

« Le but de cette marque est de laisser les ouvriers d’usines s’exprimer à travers le vêtement. Pour moi, la création n’est pas seulement un bel objet : c’est aussi une façon de véhiculer des idées. About a Worker était mon projet de fin d’études : je me suis penchée pendant trois ans sur des nouveaux systèmes de production et de création qui puissent être un peu plus cohérents que le système dans lequel on est aujourd’hui. Je me suis dit qu’avant de créer un système, il fallait que j’interroge tous les acteurs de la mode : l’élite de la mode, mais aussi les ouvriers qui produisent la mode et sans qui nous n’aurions pas ce système. Je me suis rendu compte que l’on questionnait beaucoup notre façon de produire et que l’on voyait de plus en plus de documentaires assez négatifs, mais qu’on ne questionnait pas vraiment l’ouvrier, qu’on ne lui demandait jamais son avis. La création est une manière pour lui de pouvoir s’exprimer et de faire partie du débat. »

« J’ai pris conscience de l’envers du décor, de l’organisation de l’industrie, et surtout du travail des petites mains. »

Kim et Paul se sont rencontrés à Londres pendant leurs études : deux profils différents mais partageant une même vision de la création. La marque a été créée il y a un peu plus d’un an, après six mois de travail sur la première collection et six mois de développement de l’identité visuelle.

Kim :

« J’étais à la Design Academy d’Eindhoven, une école de design de produits, mais j’ai fait toutes mes expériences au sein de studios de mode. Il me manquait toutefois certaines notions, surtout de business. Paul et moi, nous nous sommes  rencontrés à Londres, c’était ma première année d’initiation au design et Paul était en Erasmus pour sa deuxième année d’école de commerce. »

Paul :

« On a deux bagages très différents, un artistique, l’autre commercial, mais on s’est retrouvés sur notre vision créative et le courant est très vite passé. J’avais une petite marque de tee-shirt en parallèle de mes études, j’avais donc déjà un pied dans la production. Dans mes stages d’école de commerce, je me suis assez vite orienté vers l’industrie textile. Au début, j’ai fait des galeries d’art, notamment à Shanghai, et après je suis allé vraiment sur la chaîne de production, notamment au Maroc où j’ai fait du contrôle et de la gestion de production sur des chaînes où il y avait 500 personnes. J’ai pris conscience de l’envers du décor, de l’organisation de l’industrie, et surtout du travail des petites mains ».

« L’idée est de réunir l’éventail le plus complet de la voix des travailleurs dans le monde. »

Cette saison, la marque présente la collection « Saint-Denis ». Cette dernière décline le bleu de travail et a été intégralement réalisée par les ouvriers du centre de réinsertion Mode Estime à Saint-Denis. Pour la saison prochaine, il s’agira d’une collection basée sur l’habit traditionnel de la dentelière de Burano réalisée par les ouvrières d’une prison vénitienne.

Kim :

« L’idée est de réunir l’éventail le plus complet de la voix des travailleurs dans le monde, et pas seulement en France, en Chine ou en Afrique. »

Paul :

« Notre crédo, c’est la promotion de la voix de l’ouvrier. Kim a eu l’idée de prendre le vêtement représentatif du travail local et d’en faire le point de départ de chaque collection. A Paris, c’est le bleu de travail. »

Kim :

« Pour la prochaine collection, nous sommes allés à Venise où nous nous sommes basés sur l’habit traditionnel de la dentelière de Burano : nous cherchions un vêtement qui puisse être représentatif de la ville de Venise mais surtout des femmes de Venise, puisque nous travaillions avec un atelier textile qui se trouve dans une prison pour femmes. Nous voulions aussi montrer un vêtement plus féminin que le bleu de travail. L’habit de la dentellière de Burano était vraiment le vêtement d’époque de l’ouvrier. »

« Nous demandons aux ouvriers de s’inspirer de leurs propres réalités et non pas d’une fascination esthétique. »

Pour chaque nouvelle collection, Kim et Paul proposent une « initiation » pour familiariser les ouvriers avec leur concept. Cette initiation a la particularité d’être adaptée au contexte de l’usine et à la personnalité des ouvriers.

Kim :

« Pour chaque collection, nous créons une initiation. Celle-ci est basée sur la façon classique de créer une collection de mode, du tableau de tendances au produit final, en passant par la texture, la couleur et le dessin. Cependant, nous demandons également aux ouvriers de s’inspirer de leurs propres réalités et non pas d’une fascination esthétique. Pour chaque collection, nous sommes obligés d’adapter l’initiation au contexte de l’usine. Par exemple pour Saint-Denis, nous avons travaillé avec Mode Estime qui est un chantier de réinsertion qui accueille des personnes qui n’ont pas forcément travaillé dans la mode auparavant. Nous nous sommes basés sur leur histoire et sur ce que la mode et Mode Estime leur ont apporté dans leurs vies privée et professionnelle. »

Paul :

« L’initiation c’est vraiment le point de départ et la chose la plus intéressante : la graine qui a créé la marque, c’est-à-dire comment nous permettons aux ouvriers de s’exprimer. »

Kim :

« L’initiation qu’on a faite à Saint-Denis est très différente de celle que l’on vient de faire à Venise. Comme nous nous adressons à des prisonnières et que nous souhaitons avoir une approche assez thérapeutique, nous nous basons sur leur identité à côté de celle de la prisonnière : le premier exercice pour elles, ça a été de créer des masques qui puissent révéler leur identité à travers différents media : le dessin, l’encre de Chine, le patchwork etc. »

Une initiation en quatre étapes

Ce programme d’initiation, aux étapes bien définies et réfléchies, intéresse de près les chercheurs en sciences sociales.

Paul :

« Nous sommes assez proches des chercheurs de l’EHESS et du CNRS. En novembre par exemple, nous allons faire une conférence avec Isabelle Quéhé et Aurélia Gualdo au CNRS. Plus que la reconnaissance que cette proximité nous apporte, nous aimons travailler avec des chercheurs car cela nous permet de confronter notre démarche, d’avoir un recul et une vision d’ensemble. »

Kim :

« Etre confrontés à ces personnes ne peut que nous aider dans la construction de notre initiation afin d’être encore plus pertinents. »

Kim et Paul détaillent ainsi les quatre grandes phases de l’initiation :

L’interview

Kim :

« La première étape est l’étape d’interview. Nous apprenons à nous connaitre, nous apprenons leur quotidien et leur vision de la mode.  Cette étape nous aide à déterminer leurs personnalités de designers. On leur demande d’apporter des objets précieux pour avoir une idée de ce qu’ils valorisent. »

Paul :

« Cette première étape permet également de créer un lien de confiance. »

Le tableau de tendances

Kim :

« Nous leur demandons de prendre des photos de structure et de texture de leur environnement de travail et de leur environnement personnel pour créer un tableau de tendances. »

Paul :

« Nous leur donnons un appareil photo jetable et Kim leur explique ce qu’est une texture, ce qu’est une structure. Quand nous avons apporté les appareils photo dans la prison, les ouvrières étaient super contentes. »

Kim :

« Nous leur demandons de trouver des couleurs représentatives visuellement et émotionnellement de leur environnement. C’est un travail personnel au départ, puis nous choisissons une couleur par ouvrier afin d’obtenir une palette de la collection. »

Le dessin 

Kim :

« Nous leur demandons d’illustrer leur réalité. C’est très relatif : à Mode Estime, nous leur avons demandé de créer des motifs qui représentent leur histoire, mais à Venise nous demandions de créer un masque à travers différents média. »

Le prototypage 

Kim :

« Vient ensuite l’étape de texture où nous leur demandons d’illustrer leur dessin à leur manière. A Saint-Denis, ils se sont tous mis à broder intuitivement, et à Venise c’était plutôt la texture. Pour le prototypage, nous leur demandons de construire et de reconstruire. Pour Saint-Denis c’était de réaliser un bleu de travail en une journée. Pour Venise, c’était de recréer un avatar avec le patchwork et des textures. On prend vraiment en compte les savoir-faire des ouvriers. »

« Notre but est d’aller dans des pays émergents où il y a de vrais problèmes de production, afin d’aider l’usine à se développer grâce à la voix des ouvriers »

Depuis le lancement de la marque, les deux associés ont été rejoints par Juliette Deffayet, Business and Marketing Manager.  Pour la suite, l’équipe souhaite développer son réseau de points de vente, créer une collection au Pérou et lancer de nouveaux projets dans les pays émergents afin d’y renforcer la voix des ouvriers.

Kim :

« Nous sommes aujourd’hui vendus chez Manifeste 011 à Paris. Nous nous concentrons également sur l’Asie pour développer nos points de ventes. Côté financier, nous avons eu quelques sponsors, notamment JNBY en Chine qui nous a aidés à financer la collection Venise. »

Paul :

« Le gros projet à venir, c’est une collection au Pérou. Nous travaillons en partenariat avec la fondation Council Art Foundation qui nous aide financièrement et techniquement. »

Kim :

« Le but d’About a Worker, c’est d’aller dans des usines en Chine, au Bangladesh, en Afrique,  dans des pays émergents, où il y a de vrais problèmes de production, afin d’aider l’usine à se développer grâce à la voix des ouvriers. En Chine, l’industrie textile est en train de changer, même du point de vue éthique et qualité. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il y a de plus en plus de workers unions qui participent aujourd’hui à certaines réunions. Les conditions ne sont pas toujours les plus appropriées mais il y a quand même un meilleur dialogue entre les patrons et les ouvriers. Je pense que c’est quelque chose de très important dans le développement de l’usine d’avoir cette discussion pour changer les choses. »

Paul :

« Nous sommes dans une démarche de facilitateur et nous essayons de rester positifs. L’objectif n’est pas de stigmatiser. »

Retrouvez About a Worker sur son e-shop et sur les réseaux sociaux :

www.aboutaworker.com
Facebook : @aboutaworker
Twitter : @ABOUTAWORKER
Instagram : @aboutaworker

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