ITW – Clinique Vestimentaire : Un laboratoire de mode créatif et durable

Les créatrices de Clinique Vestimentaire : Jennifer Chambaret et Jeanne Vicerial (Crédit Photo : Paul Mouginot)

Passionnés par les industries que nous servons, nous souhaitons, autant que possible, donner la parole aux différents acteurs de la mode que nous croisons. Une partie de l’équipe daco est donc allée à la rencontre de Clinique Vestimentaire et de leurs créatrices, Jeanne Vicerial et Jennifer Chambaret pour découvrir leur concept. En conscience de l’Homme et de son anatomie, elles créent des vêtements cherchant à s’approcher au plus près du corps et de son évolution. Elles proposent ainsi un concept alternatif à l’industrie textile contemporaine.

Nous sommes ravis de vous proposer cet entretien en trois axes (mode, technologie et environnement) menée avec passion par Paul Mouginot, co-fondateur de daco et Maxence Bouton, en charge de la communication chez daco.

LA MODE

Maxence Bouton : Bonjour Jeanne et Jennifer. Pour commencer, pouvez-vous vous présenter toutes les deux et nous raconter votre parcours ?

Jennifer Chambaret : Nous avons un parcours commun avec Jeanne puisque nous avons fait nos études ensemble. Cela fait 8 ans que nous nous connaissons et nous avons fait 6 ans d’études en commun. Nous avons commencé par un DMA Costumier au Lycée de la Mode Paul Poiret. Ce sont des études permettant de devenir costumière et donc de faire du sur-mesure pour un acteur, un comédien, des chanteurs d’opéra ou des danseurs. Cette discipline est vraiment liée à une dramaturgie et un personnage particulier. Ensuite, nous avons intégré ensemble les Arts Déco (ENSAD) en équivalence 2ème année. La formation à l’ENSAD consiste en du design vêtement pour le prêt-à-porter, et donc pour des tailles normées et des mannequins. Ce qui n’a rien à voir avec l’idée du sur-mesure que nous avions appris en costume. Finalement, je pense que l’idée du sur-mesure et de la taille normée est restée forte chez nous car sont deux formations extrêmement différentes et deux savoir-faire très opposés, bien que destinés à un même domaine : le vêtement et le costume.

Après mon diplôme, j’ai travaillé chez Yiqing Yin pendant 6 mois. Ce fut très formateur et j’ai beaucoup appris, notamment ce qu’était de travailler pour une petite marque à une petite échelle. Il n’y avait pas beaucoup d’employés mais une grande ambition. J’ai vu comment tout se faisait et cela nous a permis de l’appliquer à Clinique Vestimentaire.

Jeanne Vicerial : En effet, nous avons toutes les deux faits des stages qui résonnent ensemble autour de cette idée de laboratoire, car Jennifer a également été chez Iris Van Herpen. Moi j’ai fait un petit tour chez Hussein Chalayan. C’était déjà des univers choisis et très pointus pour nous. Après notre diplôme nous nous sommes un peu manqués : J’ai commencé un doctorat en design vêtement au sein du doctorat SACRe de PSL (Research University Paris) à l’ENSAD-lab (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris) et Jennifer est entrée dans le monde professionnel et faire des vêtements de manière indépendante nous manquait. En fait, quand nous avons commencé à travailler ensemble, nous avons trouvé un nom de marque, de collection et nous nous sommes dit : pourquoi pas continuer d’utiliser le nom de « Clinique Vestimentaire » ?

Paul Mouginot : Serait-ce ce tiraillement entre sur-mesure et taille normalisée qui a donné naissance à votre concept ?

JV : C’était une discussion constante que nous avons menée pendant 6 ans car nous avons été confrontés à deux milieux : un plus artisanal et lié à la main en DMA Costumier puis un autre davantage axé sur une dynamique de production mode et de design produit aux Arts déco. Comme nous avons eu les deux formations, nous nous sommes toujours situées à l’intersection des deux. D’où l’idée de concilier ces deux notions autour d’une production qui peut être variée et qui a pour thématique ces deux mondes que nous essayons de croiser, d’être parfois beaucoup plus dans l’un des deux sans être obstinées. Nous avons même voulu faire notre collection de diplôme ensemble mais on nous a conseillé à ce moment-là de prendre le temps de développer chacune notre propre vision. Nous n’avions pas le même sujet mais nous avons proposé deux collections qui traitent des mêmes thématiques à travers une traduction formelle différente et pourtant très proches dans notre philosophie-même du vêtement.

PM : Quels étaient les thèmes de votre collection de fin d’études ?

JV : Pour mon diplôme c’était sur l’idée de la recherche par le textile, d’essayer de creuser à l’intérieur du corps humain, d’analyser les muscles et toute cette production du tissage musculaire. Je voulais aussi créer un univers, un laboratoire de fibrologie et me prendre pour une chirurgienne vestimentaire.

JC : Quant à moi, j’ai beaucoup travaillé sur l’enveloppe et comment se détacher des codes du vêtement aujourd’hui et tel qu’il a été. Mettre tout ça de côté et venir envelopper le corps avec un seul pan de tissu.

JV : C’est quelque chose qui est très fort chez nous et qui fait partie de notre ADN. Nous avons étudié le costume et l’histoire du vêtement. De façon technique en faisant des corsets par exemple et de façon historique. Ce regard-là est très important pour nous.

PM : Ce que vous dites c’est qu’il y a une épaisseur intellectuelle qu’on ne retrouve pas forcément ailleurs, dans d’autres projets de mode. En termes de références vous n’êtes pas seulement dans l’idée de trouver la bonne forme mais aussi dans l’idée de comprendre comment cette forme s’inscrit dans l’histoire de la mode.

JV : C’est ça. Comprendre aussi comment ça s’inscrit aujourd’hui, dans ce qu’on attend du vêtement et dans ce que nous avons envie de produire par rapport à nos besoins d’aujourd’hui en tant que personnes qui en portent.

Les pièces sur-mesure et faites à la main de Clinique Vestimentaire s’adaptent à la morphologie de l’individu tout au long de sa vie. (Crédit Photo : Paul Mouginot)

PM : Ce que je trouve intéressant dans l’approche « scientifique » du vocabulaire que vous utilisez, c’est qu’il y a des gens qui ont déjà utilisé la science dans la mode, mais toujours un peu comme un outil, ou comme une technologie en plus qu’on ajoute. Bien sûr, il y a des artistes qui sont allés plus loin dans l’esthétique comme Ying Gao et Iris Van Herpen mais je trouve que dans votre pratique, vous êtes les premières à dire que vous travaillez comme dans un laboratoire, que si vous portez des blouses blanches c’est pour une vraie raison et que chaque vêtement est un ensemble de paramètres que vous réglez finement. Dans votre tête tout à l’air d’être bien segmenté. Pouvez-vous nous expliquer plus en détail les fondements du projet Clinique Vestimentaire ?

JV : Pour répondre à la première question, nous fonctionnons comme un laboratoire : nous fonctionnons par projet. En ce moment, nous travaillons sur le premier projet de Clinique Vestimentaire qui sortira en janvier. C’est une collection qui reste assez artisanale où on met en place une ligne esthétique mais ça ne veut pas dire qu’on va fonctionner en typologie de collection. Nous sommes assez ouvertes.

Ensuite, le nom « Clinique Vestimentaire » est à l’origine le nom de mon diplôme. C’était plus dans une facilité de faire accepter que je n’allais pas faire une collection de vêtement mais que j’étais plus dans une expérimentation dont je ne connaissais pas le rendu final. Le fait de créer cet univers était donc totalement prospectif. Je m’étais mis dans la peau du docteur que je devenais, je parlais de recherche et de collaboration avec des designers. C’était vraiment un espace qui permettait aussi de valider l’essai et l’erreur.

PM : Quelqu’un comme Henrik Vibskov conçoit dans une certaine mesure ses collections comme des projets « totaux » où il y a à la fois la collection mais aussi le design du set qui est une œuvre d’art en tant que telle, avec des motifs et des textiles que l’on retrouve au-delà du vêtement. Cela vous parle-t-il plus que des designers qui ne font « que » des collections ?

JC : C’est vrai que nous avons une temporalité qui est la nôtre. Nous nous adaptons aux modes de vie d’aujourd’hui et nous avons envie de prendre notre temps pour ce projet et poser nos bases. Nous n’avons ni envie de fonctionner en termes de collection ni d’enchaîner les saisons les unes après les autres.

JV : Oui, c’est important pour nous de ne pas partir de bases de patronage existants, par exemple. Nous avons envie de concevoir tous nos modèles et de développer des approches conceptuelles textiles – qui sont encore plutôt manuelles pour le moment – et de mettre en place des « protocoles » originaux.

PM : Clinique Vestimentaire n’est donc ni une marque ni une entreprise mais plutôt un laboratoire à projets, que vous commercialisez, vous permettant de vivre et de financer le projet suivant ?

JV : Oui complètement : nous avons plein d’envies. Nous nous intéressons à l’édition, nous pensons à un Manifeste. L’enseignement et la passation sont aussi très importants pour nous.

PM : Pensez-vous que cela vient du fait que vous avez fait l’ENSAD et que vous avez envie de toucher à l’art dans sa globalité plutôt que de faire uniquement de la mode ?

JC : Oui, il y a une envie de pluridisciplinarité et cette dimension-là est déjà présente lorsque l’on choisit de faire ses études aux Arts Décoratifs. Parce que si l’on veut vraiment créer une marque de mode et faire des vêtements, on va dans une école de mode et pas aux Arts Déco.

PM : Avant de se lancer dans une opération, un investisseur se demande souvent  « pourquoi maintenant », pourquoi ça ne s’est pas fait avant ? Par exemple, avant 2016 – l’année de création de daco- il n’y avait pas assez de mathématiques avancées et le matériel était trop onéreux pour faire de l’intelligence artificielle. Peu à peu, cela s’est démocratisé. Pourquoi ce concept de Clinique Vestimentaire n’a-t-il pas existé auparavant ?

JC : Je pense qu’il y a eu des envies à chaque époque. Il y a eu des références fortes, des points de rupture.

MB : Chez daco, nous nous posons beaucoup de questions sur ce que devrait être le magasin du futur. Si on vous donnait un budget infini sans forcément être rentable à quoi ressemblerait un magasin Clinique Vestimentaire ?

JC : J’adore cette question ! Pour moi le luxe serait de pouvoir rentrer dans le magasin et voir ce qu’il se passe, qu’on puisse observer le processus de production. Que tout se fasse au même endroit et que ce soit accessible, y compris la conception.

JV : Oui, un peu comme chez Alaïa. On pouvait parfois aller visiter son atelier.

PM : C’est pour cela que nous posons la question. Je suis un peu le travail d’Avoc et je suis sensible à leur discours sur le « Grand Paris ». La banlieue, la périphérie est éludée par les maisons de mode, mis à part Kenzo qui fait parfois des défilés en dehors de Paris. Voulez-vous continuer le concept de Clinique Vestimentaire dans des quartiers où la mode est très implantée (Faubourg Saint-Honoré, le Marais) ou au contraire dans des quartiers moins « prestigieux » ? Le fait d’avoir votre atelier Porte de Saint-Ouen (Paris 17ème) est-il un choix fort pour vous ?

JV : Notre besoin prioritaire c’est l’espace, c’est la qualité du lieu plutôt que la qualité de l’emplacement. Nous avons de plus en plus d’exigence et nous avons envie de lumière et d’espace. C’est ce qui concrètement va dicter notre implantation et cela me parait difficile de trouver toutes ces conditions au cœur de Paris. Mais c’est vrai que cela a été une vraie question, tout le monde ne vient pas ici.

PM : D’autant plus que si vous ouvrez un magasin hors de Paris cela devient une destination, les gens se déplacent pour vous. Alors que si vous êtes dans le Marais vous pouvez avoir ce qu’on appelle du « walk-in » : des gens qui vous découvrent par hasard, alors qu’ils passaient par là…

MB : Vous manque-t-il quelque chose pour avancer dans votre projet ?

JC : Du temps car nous travaillons à côté pour financer notre projet et nous avons des envies folles de faire plein de choses !

PM : Est-ce un financement pour pouvoir vous consacrer à 100% sur ce projet qui vous manque le plus, ou un soutien de l’industrie pour vous permettre de travailler dans un espace plus central ? Je pense notamment aux formules comme Designers Appartments qui pourraient vous aider.

JC : L’espace.

JV : Jusqu’ici, nous avons trouvé des stratagèmes qui fonctionnent mais disons que si nous trouvons un lieu où nous pouvons rester sur le long-terme ça serait génial.

JC : Oui, un lieu à la hauteur de notre investissement personnel.

JV : Mais surtout du temps. Si une semaine pouvait se transformer en deux semaines, je serais ravie.

Paul : J’admire beaucoup l’aspect « bootstrap » (faire avec ce qu’on a) de Clinique Vestimentaire que nous avons également chez daco. Contrairement à une majorité de startups technologiques aujourd’hui, nous nous sommes toujours autofinancés pour lancer notre produit. Nous nous sommes débrouillés. Dans le passé d’ailleurs, les gens ne levaient pas de fonds pour créer leur entreprise. C’est ce que j’aime dans votre histoire : vous êtes emplies d’énergie et d’astuce, cela me rappelle l’anecdote fantastique de l’interview de Jeanne avec le New York Magazine.

JV : Oui, je paniquais car nous n’avions pas d’atelier. J’ai dû tout ranger dans mon appartement pour faire comme si s’en était un et accueillir la journaliste. C’est un peu la réalité du métier. Nous avons commencé à travailler chez Jennifer et nous faisons avec des bouts de ficelle mais nous essayons de bien le faire.

JC : C’est impressionnant parce que lorsque nous lisons des articles nous croyons toujours que les gens ont tout de suite un immense appartement et qu’ils arrivent rapidement à vivre de leurs projets. Mais cette réalité n’est pas la même pour tout le monde.

Paul : Puis, ce qui est difficile dans la mode c’est que nous avons l’impression de l’extérieur que c’est la folie, alors que des marques qui font des défilés parfois grandioses ont en réalité de grandes difficultés financières. Ça arrive tout le temps. Et nous le voyons d’une saison à l’autre lorsqu’un défilé se transforme en showroom sur plusieurs années.

Avez-vous re-défini votre approche ? J’étais resté sur des vêtements qui peuvent évoluer avec le corps des femmes. Est-ce la longueur qui varie et non la taille ? Avez-vous un angle d’attaque mode particulier ?

JC : En réalité, nous avons plusieurs réponses à la question de comment faire du sur-mesure aujourd’hui dans la mode. Nous souhaitons travailler à la commande, sur-mesure et créer des pièces uniques telles qu’elles ont toujours existé, dans la tradition. Le positionnement intermédiaire est de proposer des lignes prêt-à-mesure avec des vêtements à taille adaptable. Il y a donc plusieurs pièces – essentiellement les pantalons et les combinaisons pour l’instant – qui s’adaptent du 36 au 42. Il s’agit donc d’un seul et même vêtement qui comporte un système de coupe qui permet un ajustement. Enfin, 3ème catégorie : des pièces à taille unique car le produit le permet via des formes géométriques, instinctives et intuitives que l’on s’approprie facilement. Pour l’instant, le tout fait partie d’une même collection mais nous n’avons pas encore décidé de comment nous allons le commercialiser.

JV : Nous avons donc 3 typologies de produits : Très haut de gamme, pièces à taille uniques et l’entre-deux qui est la solution que nous proposons, qui peut aussi être dérivée en version prêt-à-porter.

JC : Mais le prêt-à-porter ne veut pas dire moins haut de gamme, ce sont juste des propositions différentes.

Paul : Ce n’est donc pas du prêt à porter produit « en masse » avec une collection qui se périme vite.

JV : Exactement. Le principe de Clinique Vestimentaire c’est de produire des pièces qui s’adaptent et suivent l’évolution d’une personne au cours d’une année -ou d’une vie. Vous pouvez porter le vêtement toute votre vie sans avoir à changer votre morphologie pour vous adapter au vêtement.

MB : En termes de durée de vie du produit nous pouvons difficilement faire mieux.

PM : Il y a un côté humiliant de se dire que nous ne pouvons plus porter un vêtement que nous portions auparavant, pour des raisons qu’on ne contrôle pas toujours…

JC : Surtout que rien ne dit que dans 2 mois nous ne pourrons pas à le porter à nouveau.

JV : C’est quelque chose que nous aimons bien lorsque des gens viennent chez nous faire des essayages. C’est cette idée de ne jamais demander quelle taille fait la personne. La hauteur est très importante pour nous ne lui demanderons pas son « sizing ».

JC : C’est très émouvant pour nous lorsqu’une personne, qui a l’impression de ne pas être de la taille adaptée, peut mettre le vêtement et se sent belle dedans tout de suite. Quand quelqu’un te dit « je me sens belle », c’est très émouvant.

MB : D’où tirez-vous votre inspiration ? Dans la nature, la littérature, la technologie, l’art ?

JV : Beaucoup de choses. Pour être très terre-à-terre, nous ne travaillons pas par rapport à des inspirations. Nous n’avons jamais fait ça et nous dessinons tout à deux. C’est vraiment lié à la construction, à la ligne et à la matière.

JC : Je pense que notre travail est inspiré par plein de choses mais nous sommes plus dans la sensation, dans les envies de mouvement, de silhouette, de ressenti, de toucher et d’envie de porter telle ou telle chose.

JV : Je suis une grande amatrice de musique. Je passe la moitié de mon temps à chercher et découvrir des artistes et je pense que l’univers de la musique que j’écoute influence certainement mes créations.

JC : La danse aussi. Parce que la notion de mouvement y est très importante et cela se traduit dans tous les domaines.

JV : Pourrait-on parler de vibrations aussi ? Je pense qu’il y a cette histoire-là. Comment va réagir une même chose à différents environnements ?

Paul : J’ai aussi eu ce type de sensations quand Kenzo a sorti son parfum. Quand j’ai vu ce qu’avait fait Spike Jonze avec cette vidéo de danse ragga/dancehall tout à fait sauvage avec une Margaret Qualley tirée à quatre épingles.

JV : Ça a fait son effet !

Paul : C’est beaucoup plus puissant que lorsque Lanvin a fait sa campagne publicitaire avec des mannequins qui dansent dans un appartement sur une musique de Pitbull.

JV : C’est vrai que la vidéo et le mouvement nous intéressent également. C’est aussi une question de comment nous allons rendre notre travail. Nous ne sommes pas obligés de faire des photos statiques et nous envisageons beaucoup de choses.

LA TECHNOLOGIE

(Crédit Photo : Paul Mouginot)

PM : Quel est votre rapport à la technologie ?

JV : Je pense que tant que l’on n’aura pas compris parfaitement comment fonctionnent les nouvelles technologies il est difficile de vouloir les intégrer directement dans un produit fini et portable. Le « wearable » et séduisant, mais peut-être pas encore totalement adapté, si ce n’est pas dans le médical. Je pense que la technique est très importante et ces nouvelles technologies peuvent apporter de nouveaux protocoles et de nouvelles méthodes pour concevoir autrement. Mais selon moi, la technologie et la technique servent l’outil. Parfois, l’innovation peut aussi être sublimée par un travail artistique, je pense par exemple aux œuvres d’Iris Van Herpen, ou Hussein Chalayan. J’ai parfois un peu peur de l’intégration systématique dans le quotidien de ces nouveaux médias qui ne sont pas forcément appropriés à nos modes de vie.

L’impression 3D dans le vêtement est aussi séduisante, mais nous n’avons pour le moment aucune fibre, aucune technologie qui rendent le vêtement « imprimé » réellement portable et nous ne sommes pas capables de les laver. Ensuite, je ne suis pas forcément pour mettre des batteries dans une pochette pour charger son téléphone, car il faudra de toute façon charger la pochette… est-ce vraiment de la technologie ? Je pense que la recherche va très vite, mais nous ne sommes pas encore capables d’alimenter toutes ces technologies avec notre propre énergie -celle qui vient de notre corps.

MB : Quelle est votre rapport avec l’intelligence artificielle ?

JV : Je m’y intéresse. Je travaille avec des ingénieurs en mécatronique pas robotique et nous avons développé un programme qui est suffisamment intelligent pour comprendre un processus assez aléatoire. Il est suffisamment intelligent pour être codé.

MB : Avez-vous des idées d’applications concrètes de l’IA dans la mode et qui pourraient vous aider ?

JV : Il y en a beaucoup. Mais il est vrai que j’ai un rapport un peu étrange par rapport à l’intelligence artificielle parce que je suis en train de développer une machine qui me remplace. Il faut savoir l’arrêter et injecter nos propres moments de création. Ce rapport Homme/Machine m’intéresse autant qu’il me fait peur et je ne voulais surtout pas que mon robot soit suffisamment intelligent pour prototyper entièrement seul -par exemple.

PM : Donc vous avez coupé le gène de la sérendipité à la machine, le fameux « grain de folie » ?

JV : Oui. Il est très important pour moi de pouvoir reprendre le pas à tout moment sur mon processus de création. Un chercheur a fait sa thèse sur la relation entre la robotique et l’intervention de l’humain. Il essaie de quantifier à quel moment la machine doit se stopper et laisser le contrôle à l’humain.

PM : Oui, de pouvoir débrayer, reprendre le contrôle et inversement que le robot puisse comprendre son univers quand on fait les modifications.

JV : Exactement, que ce ne soit pas juste un bouton d’urgence à activer en cas de danger.

PM : C’est intéressant que vous ayez intuité ce genre de problème parce qu’il s’agit en ce moment du problème absolu en mathématiques. Cela s’appelle « l’apprentissage non supervisé ». Par exemple, si un robot est dans le noir absolu dans une pièce avec des meubles, avec son bras, il parcourt toute la pièce à tâtons et se reconstitue le plan avec tous les meubles. Si on l’arrête, que l’on change tous les meubles et que l’on recommence, comment se débrouille-t-il ?

JV : Mais est-ce que t’as envie qu’il se débrouille aussi ?

Paul : Peut-être pas. Tant qu’il n’y aura pas de nouveau « step » d’intelligence il n’y aura pas de réponse suffisante.

JV : C’est quelque chose qui me fait très peur.

Paul : Mais quelle est la vraie place de la machine ? A date, personne n’a vraiment la réponse. Beaucoup de gens racontent n’importe quoi sur la technologie et l’intelligence artificielle, mais au moins les gens en parlent. C’est un sujet très évoqué, car c’est la première fois que des métiers considérés comme hautement qualifiés peuvent être automatisés. Jusqu’à présent, le travail qu’on cherchait à automatiser était le travail en usine. Il y avait beaucoup de métiers à basse valeur ajoutée. Aujourd’hui, des métiers comme celui de comptable commencent à se transformer, et en tirant le trait, il ne restera peut-être un jour que sa partie créative. Quand il s’assoie avec un(e) chef d’entreprise, le comptable le rassure et le guide. A mon sens, c’est un pan de leur métier qui, je l’espère, restera éminemment humain et précieux. Il faut parler de tout cela, sous peine de créer et entériner silencieusement une grande injustice à terme : le marché du travail va se reconcentrer sur les profils créatifs dans tous les sens du terme aussi bien au sens artistique que dans le business ou le relationnel. Et on ne peut pas demander à tout le monde d’être créatif, ça ne se commande pas…

JV : Ce sont de vraies questions. Durant mon projet de recherche, il y a un moment où je voulais tout automatiser et je me suis rendu compte je ne voulais pas de ça. J’ai envie qu’on prenne les mesures comme avant et réintégrer le travail à la main à certains endroits.

JC : C’est l’aspect humain qui est intéressant dans notre travail. Nous nous disons qu’il faut le garder et nous le mettons d’autant plus en avant.

PM : La plupart des artistes qui se sont emparés des ordinateurs il y a très longtemps ont eu la même approche. Ils ont commencé à faire des algorithmes de pensées, comme par exemple Sol Lewitt – qui n’a jamais vraiment utilisé de machine. Beaucoup d’artistes donnaient aussi « à manger » à leur machine à partir d’un « algorithme de pensée » et c’était la machine qui produisait. Finalement, ils choisissaient parmi toutes les productions de la machine, et signaient l’oeuvre. Des artistes comme Manfred Mohr et Vera Molnár fonctionnent ainsi. Partagez-vous la même vision ?

JV : C’est une très bonne question. Nous avons plusieurs intentions et nous développons chacune plusieurs projets en même temps. Aussi, je pense que cela restera toujours un échange. Pour le moment, la machine en développement avec l’Ecole des Mines reste un projet prospectif qui est en train de se concrétiser. Nous verrons jusqu’où cette dernière nous emmènera. Cependant, je sais que j’aurai toujours envie de faire des pièces main au sein de Clinique Vestimentaire et je n’ai pas du tout envie d’arrêter. Je prends plus de plaisir à réaliser mes pièces ainsi plutôt que d’automatiser ou coder le procédé même si c’est un projet qui me plaît profondément. Je pense que si à terme cette machine rentre dans Clinique Vestimentaire, ce sera juste un outil pour certaines pièces mais nous continuerons aussi le travail à la main.

PM : Cela peut éventuellement vous servir à vous différencier un peu mais ce n’est pas le cœur du projet.

JV : Non, parce que nous avons beaucoup d’envies y compris en matière d’enseignement. Rien ne nous empêche de nous dire que dans 3 ans nous ouvrirons 6 mois de formation par exemple au sein de Clinique Vestimentaire. Mais il est vrai que nous avons pensé à nous différencier par ce biais-là. La thèse et la communication tournaient beaucoup autour de cette machine même si ce n’est qu’un projet qui n’est même pas encore validé et qui fait déjà partie d’un autre laboratoire (PSL_Ensadl_lab).

PM : Imaginez-vous un jour qu’une marque de luxe aura un concept 100% automatisé avec des équipes marketing humaines mais des collections développées uniquement par des robots et des IA ?

JV : Non. Car la qualité première du luxe est le savoir-faire, le savoir manuel et l’unique. L’automatisation reste liée à la production et à la série. Après, si on est capable de générer et proposer des produits à un individu selon ses données particulières, la question se pose. Mais ce sera par l’intervention unique de la main.

Paul : Il y aura toujours un moment ou cela se fera. Par exemple, même en utilisant des machines dans leur art, les grands ateliers de production et des artistes stars comme Damien Hirst reviennent toujours sélectionner, jeter, garder ou signer.

JV : Il est certain que les chaînes de grande distribution vont le faire, mais si cela se fait dans le luxe il y aura forcément l’intervention de l’Homme a un moment.

JC : Je pense qu’en effet l’aspect l’humain est très important dans le luxe.

JV : L’aléatoire et l’erreur ont une part très importante dans la partie création. L’intuition quand nous créons quelque chose, quand nous savons à quel moment la pièce est finie est finie ou non, quand est-ce que nous allons nous rater ou nous rattraper parce que nous allons rajouter quelque chose… Ce sont des choses imperceptibles pour une machine aussi intelligente soit elle.

JC : Je pense que l’automatisation peut faire des choses géniales et très bien contrôlées mais il n’y aura jamais le génie créatif de l’humain. La maladresse humaine peut aussi être intéressante à développer. Cela me fait penser à une citation de Rei Kawakubo que nous aimons Jeanne et moi.)

JV : Oui c’est vrai et il y a d’ailleurs cette citation de Rei Kawakubo (citée par Yuniya Kawamura dans « The Japanese Revolution in Paris fashion », Bloomsbury Academic, 2001.) que je trouve particulièrement juste :

« Les machines sont de plus en plus capables de produire des textures uniformes et sans défaut. J’aime que les choses ne soient pas parfaites. Le tissage à la main est la meilleure façon d’y parvenir, mais comme ce n’est pas toujours possible, on relâche une vis sur les machines ici et là et ainsi elles ne font plus exactement ce qu’elles sont censées faire ».

PM : Cela a déjà commencé avec Amazon qui commence à se nourrir de tout ce que font les designers pour identifier les pièces qui marchent et créer des standards, des permanents. Mais j’aime bien cette notion d’imperfection dans la mode. C’est dur pour moi de l’avouer car je suis ingénieur de formation et je déteste être « à l’arrache ». Mais l’imperfection, c’est ce qui me fascine dans la mode, au fond. Par exemple, la légende raconte qu’Alessandro Michele a construit sa première collection en 3 jours lorsqu’il est arrivé chez Gucci. Il avait certes l’infrastructure nécessaire avec des personnes qui travaillaient pour lui mais pour moi, c’est la définition même d’être à l’arrache. Ce n’est pas possible de le faire dans tous les domaines et c’est ce qui crée le charme de la mode.

JV : Oui complètement. Parfois nous prévoyons des pièces, nous les avons très bien pensées mais elles ne marchent pas et donnent des monstres ou au contraire, des pièces finalement très intéressantes.

Paul : Souvent les gens cherchent des applications visibles de la technologie dans le produit fini alors qu’on peut aussi les trouver dans les matières premières, le textile. Par exemple il y a une dizaine d’années, Lacoste avait essayé de produire des polos dans un tissu incroyable qui ne se froissait jamais. On pouvait le mettre en boule dans une valise pour un voyage de 15h et lorsque nous le sortions il n’était pas froissé. Je ne sais pas trop pourquoi ils ont arrêté le projet, je trouvais ça tout à fait enthousiasmant !

JV : C’est un bel exemple de révolution technologique parce qu’elle est directement intégrée dans un quotidien et dans la matière. Comme la micro-encapsulation ou la fibre d’ortie qui s’autorégule. Ce sont des recherches qui pour moi sont intéressantes. Mais aujourd’hui nous utilisons encore trop de technologies qui ne sont pas adaptées à notre quotidien.

L’ENVIRONNEMENT

Néoprène enduit (matière imperméable) dans l’atelier de Clinique Vestimentaire

PM : On parle beaucoup d’expérience client mais l’expérience d’achat d’une marque n’a toujours pas été améliorée ou changée. C’est ce qu’essayent de faire des gens comme Avoc. Sans forcément être très orientés « Tech » ils essaient de penser différemment l’achat de vêtements. Avec Clinique Vestimentaire, vous en quelque sorte le même désir de changer l’expérience client. Par exemple, une manière fondamentale de changer la tech dans une marque de mode c’est d’améliorer la logistique pour atteindre l’état d’une marque sans stock. C’est le rêve, le graal d’une marque. Vous pouvez y arriver parce que dès le départ vous avez cette vision de « nous ne faisons que des commandes, les gens peuvent essayer nos pièces en magasin et il n’y a pas besoin d’avoir les déclinaisons tailles » puisque la taille des vêtements évolue avec celle du porteur. Pour finir, vous pouvez avoir un petit stock pour livrer tout le monde.

JV : Il y a surtout un point de vue éthique qui me dérange un peu, avec notamment l’intégration de cartes souples aux vêtements. Quelle est la seconde vie de ces pièces-là ? C’est une vraie question.

PM : Au-delà même de la seconde vie de ces vêtements, il y a toute la question des fibres synthétiques. J’ai appris cela récemment lorsqu’on m’a proposé de faire partie du Comité des Affaires Économiques de l’IFM.  Un membre du comité a parlé des vêtements synthétiques et il s’avère que lorsque on lave un vêtement fait de cette matière, les micro fibres qui le composent ne sont pas filtrées et se retrouvent dans l’océan, quasiment invisibles…

JV : Surtout, nous transpirons dedans. Nous nous rendons compte qu’il y a des soucis de perturbateurs endocrinien dans le mass market qui passent à l’intérieur de notre corps et c’est une catastrophe. Les teintures sont mal fixées…

PM : Vous avez donc aussi cette volonté de bien connaître chaque textile et de le sourcer jusqu’au producteur ?

JV : Il est très difficile de suivre toute la chaîne de production.

JC : Si nous pouvions avoir quelque chose de plus aujourd’hui, ce serait les moyens suffisants pour développer nos propres textiles contrôlés à 100%. Pour l’instant nous sommes limités au fait que nous sommes tous petits.  Une petite structure et donc que nous n’avons pas les moyens de développer tous nos textiles pour le moment. Nous aimerions vraiment collaborer avec des manufactures françaises pour travailler avec des matériaux de très haute qualité et suivre la chaîne de fabrication dans son intégralité.

PM : J’admire beaucoup l’approche de Tekyn qui était finaliste avec nous du Prix de l’Innovation de l’ANDAM avec daco. D’ailleurs, cette année, les trois finalistes de l’ANDAM étaient particulièrement complémentaires, et pouvaient potentiellement participer à créer une marque sans stock et écoresponsable… Merci Jeanne et Jennifer pour votre approche et votre désir de partage avec l’industrie, et nous vous souhaitons un grand succès dans votre projet !

Propos recueillis par Paul Mouginot et Maxence Bouton.

Article rédigé par Maxence Bouton (Responsable Communication chez daco.io – Etudiant en 3ème année de Bachelor à Toulouse Business School)

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